La France face au défi de l’IA générative

Il y a un basculement que beaucoup d’organisations n’ont pas encore totalement intégré : l’intelligence artificielle n’est plus un sujet réservé aux laboratoires, aux équipes data ou aux directions innovation. C’est une technologie à usage général qui se glisse partout — dans la conception produit, la relation client, les opérations, la cybersécurité, la R&D, la finance, la santé, l’éducation, l’administration. Et parce qu’elle “mange” de la donnée, du calcul, de l’énergie, des compétences et des règles, elle devient mécaniquement un objet de politique publique autant qu’un sujet de compétitivité.

C’est précisément le fil rouge des dernières années : la France a structuré une stratégie nationale en plusieurs temps, avec une première phase centrée sur la recherche, puis une phase d’accélération orientée diffusion économique, avant l’ouverture d’une troisième étape annoncée en 2025. Cette trajectoire raconte une chose simple : on peut construire une excellence scientifique et des champions émergents, mais ce n’est pas suffisant. Le vrai match, maintenant, c’est la transformation concrète à grande échelle — dans les entreprises, les services publics, les territoires, et dans les parcours de formation.

La première phase (2018–2022) a servi de “socle”. Elle a permis d’initier une politique publique dédiée, en s’appuyant sur un investissement de l’État de l’ordre de 1,3 Md€. Dans les faits, l’effort s’est surtout concentré sur le renforcement de la recherche : structuration de pôles d’excellence, montée en puissance d’écosystèmes d’innovation, et développement d’infrastructures de calcul indispensables. Autrement dit : on a consolidé la capacité à produire de l’IA (talents, publications, briques scientifiques, premières passerelles vers l’industrie). En revanche, la stratégie a aussi été marquée par une gouvernance complexe et un suivi budgétaire jugé insuffisant, ce qui n’est pas anecdotique : quand la chaîne d’acteurs est longue, quand les dispositifs se multiplient et que la mesure d’impact est floue, l’exécution perd en vitesse et en lisibilité — exactement l’inverse de ce qu’exige une rupture technologique rapide.

Surtout, la première phase a laissé en périphérie plusieurs chantiers pourtant décisifs : la formation au sens large, l’accompagnement des mutations métiers, la diffusion réelle dans le tissu économique, et une transformation profonde de l’action publique. Le résultat, c’est une asymétrie : une France qui sait faire émerger de l’excellence, mais qui peine à “industrialiser” l’adoption dans le quotidien des organisations.

La deuxième phase (2023–2025) était censée répondre à ce défi. Elle a été conçue comme une phase d’accélération, avec un objectif central : diffuser l’IA dans l’économie. Mais elle a été prise dans une double contrainte. D’un côté, des arbitrages financiers et un budget final programmé d’environ 1,1 Md€ sur 2023–2025 (inférieur aux annonces initiales). De l’autre, un choc technologique imprévu à cette vitesse : la bascule vers l’IA générative, qui a obligé à réorienter des priorités et des moyens. Et quand une stratégie doit à la fois accélérer, se reconfigurer et composer avec une gouvernance lourde, l’inertie apparaît vite : au 30 juin 2025, le niveau de consommation des crédits était de 35 % — un signal clair de démarrages tardifs, de délais de contractualisation, et d’une exécution qui ne suit pas toujours le tempo du marché.

Malgré cela, il serait faux de réduire cette deuxième phase à ses lenteurs. Les résultats visibles existent, et ils sont même impressionnants sur certains axes. Côté recherche et formation supérieure, la France a fortement progressé dans les classements internationaux, passant de la 13ᵉ place à la 5ᵉ dans un index mondial publié entre septembre 2024 et septembre 2025. Le pays se situe également au 3ᵉ rang mondial en recherche et formation IA, avec plus de 4 000 chercheurs spécialisés. Ce type d’indicateur ne dit pas tout, mais il confirme une dynamique : l’écosystème académique et scientifique s’est consolidé, et la capacité à produire du savoir et des talents reste un atout stratégique.

L’autre accélération, encore plus emblématique, c’est le virage vers l’IA générative. Début 2023, la France n’avait qu’un seul acteur positionné sur ce type de modèle ; en quelques mois, une dizaine d’acteurs ont émergé sur des segments variés. Dans le même temps, le nombre de startups IA a doublé depuis 2021 : plus de 1 000 sont actives en 2025 et elles ont levé près de 2 Md€ en 2024. Seize startups valorisées au-delà du milliard intègrent l’IA dans leur proposition de valeur. Là encore, ce ne sont pas juste des trophées : cela change la perception internationale, attire des projets d’investissement, et crée des effets d’entraînement (talents, clients, sous-traitance, partenariats de recherche, standards).

Cette montée en puissance n’aurait pas été possible sans un sujet qui reste trop souvent “hors champ” dans les discussions business : le calcul. L’IA moderne, particulièrement générative, est d’abord une industrie d’infrastructures. Accéder à des capacités de calcul, à des environnements d’entraînement, à des ingénieurs capables d’optimiser les charges, c’est un avantage compétitif aussi déterminant que le produit lui-même. La stratégie a poursuivi des efforts dans ce domaine via l’extension des capacités et des dispositifs dédiés. Et c’est un point clé : si l’accès au calcul n’est réservé qu’à quelques grands acteurs, la promesse d’une diffusion large de l’IA s’effondre mécaniquement.

Mais c’est précisément là que le paradoxe français apparaît : en parallèle des succès “amont” (recherche, générative, infrastructures, frugalité et confiance), l’enjeu de la massification hors du cercle des spécialistes a trop peu retenu l’attention. Le soutien à la demande des entreprises en solutions IA est resté modeste et la diffusion attendue n’a pas eu lieu à la hauteur des ambitions. Dit autrement : on a amélioré l’offre (acteurs, techno, capacités), mais on a insuffisamment organisé la demande (cas d’usage “packagés”, accompagnement métier, intégration dans les processus, mesure du ROI, financement de l’adoption, gestion du risque). Or, une technologie transformatrice ne se diffuse pas “par décret” ; elle se diffuse parce que des milliers d’organisations peuvent l’absorber sans se mettre en danger.

Même logique sur les compétences : le retard d’adaptation de l’ensemble des formations initiales et continues n’a pas été rattrapé, alors même que l’IA touche désormais des métiers qualifiés, des fonctions support, des activités de terrain et des responsabilités managériales. Former uniquement des spécialistes n’est plus suffisant. La nouvelle frontière, ce sont des professionnels “augmentés” : juristes qui savent cadrer et auditer, médecins qui savent interpréter et contester, ingénieurs qui savent outiller et sécuriser, RH qui savent gérer la transformation, commerciaux qui savent travailler avec des copilotes, enseignants qui savent intégrer ces outils sans subir leurs biais. Sans ce socle, l’IA reste un îlot — ou pire, un outil utilisé en douce sans contrôle (shadow AI), avec des risques de fuite de données, d’erreurs, de non-conformité et de mauvaise décision.

La transformation de l’action publique est l’autre “grand absent” quand elle n’est pas portée au rang de priorité structurante. Pourtant, l’administration a un levier que peu d’acteurs possèdent : la commande publique. Si l’État sait acheter intelligemment — avec des cahiers des charges pragmatiques, des marchés itératifs, des exigences d’évaluation, des conditions de réversibilité et des standards ouverts — il peut à la fois moderniser ses services et créer un marché domestique robuste pour les solutions françaises et européennes. Si au contraire la commande reste trop rare, trop lente ou trop risquée, l’écosystème manque d’un moteur décisif de passage à l’échelle.

C’est là que la troisième phase annoncée en 2025 prend tout son sens : le sujet n’est plus de “faire un peu plus de la même chose”, mais de changer de régime. Plusieurs préalables sont identifiés pour réussir ce changement d’échelle : renforcer le pilotage interministériel, mieux intégrer les contraintes budgétaires et l’efficacité, évaluer en profondeur les phases précédentes, mieux s’articuler au niveau européen, mobiliser les territoires et clarifier le partage des rôles avec le privé. Autrement dit : réduire la friction organisationnelle, mesurer ce qui marche vraiment, et aligner les intérêts entre recherche, industrie, services publics et collectivités.

Ensuite, il y a deux mouvements simultanés à mener. D’un côté, approfondir les domaines où la France a déjà des atouts : ancrer l’écosystème formation–recherche–innovation, changer de paradigme sur les capacités de calcul, amplifier les transferts vers l’industrie, renforcer confiance et sécurité, et traiter frontalement les enjeux énergétiques et de soutenabilité. De l’autre, placer au cœur de la politique IA des sujets longtemps sous-traités : adapter la formation et anticiper les mutations du travail, accélérer l’adoption par les entreprises, investir sur la donnée (accès, qualité, protection, stockage souverain), construire une ambition réaliste sur les composants et les technologies habilitantes, et faire de l’IA un levier d’efficience de l’action publique.

Pour un lecteur NextStart.ai, ce diagnostic a une implication très opérationnelle : la prochaine vague d’opportunités ne viendra pas uniquement des “modèles” (même si l’IA générative reste un champ immense), mais de tout ce qui rend l’IA déployable à grande échelle. Les gagnants ne seront pas seulement ceux qui ont la meilleure démo, mais ceux qui résolvent les problèmes d’adoption : qualité de données, intégration SI, cybersécurité, conformité, évaluation, gouvernance, formation des équipes, conduite du changement, calcul frugal, mesure d’impact, et industrialisation MLOps/LLMOps.

Pour les startups, cela ouvre une stratégie claire : se positionner là où la douleur est forte et la valeur mesurable. Par exemple, “mettre l’IA dans les process” plutôt que “montrer l’IA”. Concevoir des produits qui embarquent nativement des mécanismes d’évaluation (drift, hallucinations, robustesse), de traçabilité (provenance, logs), de protection (confidentialité, chiffrement, cloisonnement), et de pilotage (tableaux de bord métiers). Proposer des offres où le time-to-value est court, avec des cas d’usage résolus réplicables, et une trajectoire de montée en puissance réaliste. Et surtout : parler le langage du risque et du ROI, pas seulement celui de la performance modèle.

Pour les entreprises, notamment PME/ETI, le message est tout aussi concret : arrêter de se demander “faut-il faire de l’IA ?” et commencer par “où l’IA peut-elle rendre un processus plus fiable, plus rapide, moins coûteux, plus conforme ?”. La diffusion ne se fera pas par un grand soir technologique, mais par une série de micro-transformations bien cadrées. Les organisations qui réussiront seront celles qui investissent dans un socle minimal : une gouvernance de la donnée, des règles simples d’usage (ce qui est autorisé / interdit), une montée en compétences des équipes, et une logique d’expérimentation disciplinée (petit, mesuré, généralisable). L’IA n’est pas “magique” ; elle est cumulative. On gagne parce qu’on apprend vite, et parce qu’on réduit le coût marginal de chaque nouveau cas d’usage.

Enfin, il faut regarder l’éléphant dans la pièce : la donnée. Sans accès, sans qualité, sans protection et sans capacités de stockage cohérentes, l’IA restera déséquilibrée : quelques acteurs riches en données et en moyens, et une majorité condamnée à bricoler. Les choix à venir sur les infrastructures, la souveraineté, la mutualisation de jeux de données, et les standards d’interopérabilité sont donc des choix industriels, pas seulement techniques. Ils détermineront si l’IA devient un accélérateur de productivité pour des milliers d’acteurs, ou un avantage concentré entre quelques mains.

La France a donc déjà prouvé quelque chose d’important : elle peut jouer dans la cour des écosystèmes qui comptent, y compris sur les technologies les plus récentes, en faisant émerger des acteurs, des talents et des infrastructures. Le défi, maintenant, est plus difficile et plus passionnant : transformer cette excellence en impact quotidien. Passer des vitrines à l’usage. Des annonces aux déploiements. Des prototypes aux standards. Et faire en sorte que cette révolution serve la compétitivité, mais aussi la qualité des services, la confiance, et la souveraineté — sans perdre de vue la soutenabilité.