L’énergie comme avantage compétitif dans la course à l’IA

L’intelligence artificielle n’est plus seulement un sujet de productivité, de créativité ou d’automatisation. Elle devient, très concrètement, un sujet d’infrastructures. Derrière chaque réponse générée, chaque recommandation, chaque modèle entraîné, il y a des puces spécialisées, des serveurs, des systèmes de refroidissement, des kilomètres de fibre et surtout une ressource qui redevient centrale : l’électricité. À mesure que l’IA s’invite dans les produits du quotidien, le débat se déplace. Il ne porte plus uniquement sur “ce que l’IA peut faire”, mais sur “ce que l’IA coûte” au sens large : énergie, carbone, eau, métaux, foncier… et sur la manière dont ces contraintes redessinent la compétition économique.

Ce basculement est accéléré par une réalité technique souvent mal comprise. L’IA générative, en particulier, repose sur une chaîne de valeur où les centres de données jouent un rôle vital. Même si tous les centres de données ne sont pas dédiés à l’IA, et même si l’IA ne se résume pas aux centres de données, l’essor actuel des modèles s’appuie sur une puissance de calcul qui se traduit mécaniquement par une hausse des besoins électriques. Dans un centre “classique”, la puissance se situe souvent dans une fourchette de l’ordre de quelques dizaines de mégawatts. Pour un centre orienté IA, on parle désormais d’unités capables de dépasser largement ce niveau, avec des installations qui peuvent atteindre ou excéder 100 MW. Dit autrement, certains sites “IA” consomment annuellement autant qu’une grande ville moyenne, et leur multiplication change l’équation des territoires.

À l’échelle mondiale, les centres de données représentent aujourd’hui une part encore minoritaire de la consommation d’électricité, autour de 1,5% (environ 415 TWh en 2024). Mais c’est un trompe-l’œil : d’abord parce que l’impact local est nettement plus intense, ensuite parce que la trajectoire est explosive. Les projections convergent sur une dynamique forte, avec un scénario où la consommation pourrait plus que doubler d’ici 2030, portée notamment par les usages IA. Cette poussée n’est pas uniforme : les centres se regroupent en “clusters” pour des raisons de connectivité, de latence et de redondance, créant des poches de tension très localisées. Résultat : même si la part “globale” peut sembler gérable, la réalité “réseau” peut devenir critique, quartier par quartier, région par région.

En France, les ordres de grandeur deviennent suffisamment significatifs pour entrer dans les arbitrages nationaux. La consommation des centres de données, estimée autour de 10 TWh au début des années 2020, pourrait atteindre entre 12 et 20 TWh en 2030, puis entre 19 et 28 TWh en 2035. À cet horizon, cela représenterait près de 4% de la consommation électrique nationale. Ce n’est pas seulement une statistique : c’est un choc d’échelle pour la planification du réseau, pour la stratégie industrielle et pour l’attractivité du territoire. Car si la France dispose d’atouts rares — une électricité largement décarbonée et un réseau robuste — elle se retrouve aussi confrontée à la même question que tous les pays qui accueillent de l’IA à grande échelle : comment partager une ressource finie, dans des délais compatibles avec les cycles d’investissement du numérique ?

Le premier point de friction est l’accès au réseau. Raccorder un centre de données n’est pas un simple “branchement”. Cela implique une proximité avec des infrastructures électriques (postes, lignes haute tension), des études, des procédures et souvent des travaux de renforcement. Or, la demande de raccordement augmente déjà sous l’effet cumulé de la décarbonation industrielle, de nouveaux usages électro-intensifs et de l’expansion des infrastructures numériques. Dans les zones les plus sollicitées, le risque n’est pas seulement technique : il devient concurrentiel. Si le délai moyen de raccordement se compte en années (souvent plusieurs années), l’acteur capable de sécuriser tôt le foncier et la capacité électrique prend une avance qui peut être décisive. À l’échelle d’un marché où la vitesse d’exécution est un avantage stratégique, l’électricité devient une barrière à l’entrée.

Ce sujet est encore plus sensible dans les zones où la demande se concentre, notamment autour des grands hubs de connectivité. L’IA générative n’a pas le même rapport à la géographie selon les phases. L’inférence (le moment où le modèle répond à l’utilisateur) est sensible à la latence, donc favorise une proximité avec les bassins d’usages et les nœuds de réseau. L’entraînement, lui, est souvent plus flexible et peut être déplacé vers des zones moins tendues. Cette distinction ouvre une piste majeure pour les années à venir : répartir intelligemment les charges de calcul pour réduire la pression locale. Mais elle ne se fera pas “naturellement” : elle suppose des incitations économiques, des règles de raccordement adaptées, et une conception produit qui accepte la délocalisation de certaines briques.

Dans ce contexte, plusieurs réponses publiques émergent : anticipation des raccordements, mutualisation des coûts, procédures accélérées sur des sites pré-identifiés, exigences de preuve de maîtrise foncière, mécanismes visant à éviter la surréservation de capacité. Ce dernier point est crucial. Quand l’électricité devient un goulot d’étranglement, réserver “plus que nécessaire” peut devenir une arme. Même sans intention agressive, des projets abandonnés, retardés ou dimensionnés très au-dessus du besoin réel peuvent immobiliser des capacités au détriment d’autres acteurs — qu’ils soient dans l’IA, dans l’industrie ou dans les services essentiels. La question n’est pas théorique : dès que le réseau se tend, la gestion des files d’attente devient un sujet de pouvoir économique.

Le deuxième point de friction est le prix de l’énergie. Pour un centre de données, l’électricité n’est pas un poste marginal : elle peut représenter une part considérable des coûts d’exploitation (souvent évoquée entre 30% et 50%). Et dans une industrie où le coût par requête, par token, par image générée ou par session utilisateur est scruté au centime près, l’accès à une électricité compétitive et prévisible peut faire la différence entre un modèle rentable et un modèle déficitaire. Or, l’Europe a connu de fortes volatilités ces dernières années, et les mécanismes nationaux d’accès à l’électricité évoluent, créant une incertitude que les acteurs cherchent à neutraliser.

C’est ici qu’on voit apparaître une stratégie devenue structurante : la sécurisation d’énergie décarbonée via des contrats long terme. À l’international, les grands acteurs du numérique multiplient les accords d’achat d’électricité renouvelable, parfois à des volumes gigantesques, et manifestent un intérêt croissant pour le nucléaire (y compris des technologies émergentes). L’objectif n’est pas uniquement “vertueux” : il est économique et stratégique. Quand on opère des infrastructures massives, stabiliser le coût marginal de l’électricité revient à stabiliser le coût marginal de l’IA. Et quand on sécurise l’énergie avant les autres, on sécurise aussi une capacité à croître plus vite que les autres.

En France, on voit aussi des signatures de contrats long terme adossés à une production bas carbone, et un intérêt continu pour les PPA (Power Purchase Agreements) avec des producteurs renouvelables, même si leur développement dépend fortement du contexte de prix et du mix électrique national. Là encore, la question concurrentielle est immédiate : qui a la taille financière, la crédibilité et la sophistication contractuelle pour signer ces accords ? Et que deviennent les acteurs plus petits, ceux qui innovent mais ne peuvent pas immobiliser des engagements longs ou investir dans des solutions de stockage et de flexibilité ? Sans garde-fous, le risque est clair : l’énergie décarbonée et stable devient un avantage réservé à quelques géants, consolidant leur avance dans l’IA.

La pression ne s’arrête pas à l’électricité. L’empreinte environnementale de l’IA se joue aussi sur d’autres ressources, à commencer par l’eau. Les centres de données prélèvent et consomment de l’eau, notamment pour le refroidissement et des usages techniques annexes. Ce sujet prend une dimension nouvelle car il se superpose à un stress hydrique croissant : dans certaines régions, l’eau devient une ressource politiquement et socialement sensible. Les tendances récentes montrent des volumes de prélèvement en hausse et une croissance annuelle soutenue. À cela s’ajoute l’eau “indirecte”, liée à la production de l’électricité consommée. Et au-delà des centres de données eux-mêmes, toute la chaîne de fabrication des puces et des matériaux mobilise d’importants volumes d’eau. Autrement dit : même si l’on optimisait parfaitement le refroidissement, l’IA resterait une industrie qui “déplace” de l’eau dans le système.

Les métaux rares constituent une autre contrainte structurante. L’IA, via ses serveurs, ses accélérateurs, ses équipements réseau et ses batteries, repose sur des matériaux critiques dont l’extraction est souvent lourde en impacts environnementaux et géopolitiques. Les projections de demande à long terme pointent des multiplications importantes des volumes nécessaires, ce qui renforce l’intérêt stratégique du recyclage, du réemploi et de la durabilité matérielle. Là aussi, la dimension concurrentielle est évidente : un acteur capable de concevoir des architectures plus sobres en matériel, ou de prolonger la durée de vie utile de ses équipements, réduit sa dépendance aux chaînes d’approvisionnement les plus tendues. Il gagne en coûts, en résilience, et en crédibilité face à des clients de plus en plus exigeants sur l’impact.

Côté carbone, la situation est paradoxale. Oui, l’IA peut contribuer à améliorer l’efficacité énergétique de nombreux secteurs : optimisation de flottes, gestion de réseaux, pilotage industriel, réduction des gaspillages… Mais ces gains se diffusent souvent lentement, et peuvent être contrebalancés par l’augmentation rapide de la demande électrique due aux usages IA. Plusieurs signaux récents vont dans le sens d’une empreinte carbone nette non négligeable, notamment parce que l’électricité mondiale reste partiellement carbonée. Même lorsque l’électricité est décarbonée localement, les émissions de la chaîne d’approvisionnement (construction, semi-conducteurs, matériaux) pèsent lourd. À l’échelle française, les estimations disponibles sur l’empreinte du numérique montrent que les centres de données représentent une part majeure de l’impact, et les tendances d’émissions des parcs interrogés montrent une hausse récente. Pour les entreprises, cela signifie une chose très simple : l’IA ne peut plus être “hors bilan”. Elle revient par la porte du Scope 2 et du Scope 3, et elle devient un sujet CFO autant qu’un sujet CTO.

C’est dans ce contexte que la “frugalité” de l’IA change de statut. Pendant longtemps, la sobriété était un discours périphérique. Désormais, elle devient un paramètre de concurrence. L’idée est profonde : il ne s’agit plus seulement de faire “mieux” techniquement, mais de faire “mieux avec moins” — moins d’énergie, moins d’eau, moins de matériel, moins d’externalités. La frugalité ne se réduit pas à l’efficacité brute. Elle questionne aussi l’usage : faut-il vraiment un modèle gigantesque pour cette tâche ? Peut-on ajuster la performance à la demande réelle ? Peut-on éviter des appels inutiles, des boucles de génération, des prompts surdimensionnés ? Peut-on déployer plus proche du besoin, ou au contraire déplacer les charges quand la latence le permet ?

Sur le plan technique, la frugalité ouvre un champ d’innovation très concret. Pour certaines tâches, des modèles plus petits peuvent suffire et offrir d’excellentes performances, surtout lorsqu’ils sont spécialisés. Les stratégies d’architecture (distillation, quantification, sparsité, routage entre plusieurs modèles, choix dynamiques selon la complexité) deviennent des leviers majeurs. Un point souvent sous-estimé est le poids de l’inférence : lorsque les modèles sont accessibles au public, l’inférence peut représenter la majorité de la puissance de calcul consommée. Autrement dit, optimiser l’usage (et pas seulement l’entraînement) est souvent là où se trouve le plus gros gisement d’impact et de coûts.

Pour les startups et les équipes produit, cela change la manière de “packager” l’IA. Une expérience utilisateur peut rester excellente tout en étant radicalement plus sobre si l’on accepte d’orchestrer plusieurs niveaux de modèles, de faire du caching intelligent, de limiter les réponses inutiles, de calibrer les paramètres, ou de privilégier la bonne tâche au bon endroit. La frugalité devient alors un avantage compétitif double : baisse des coûts unitaires et réponse à une demande croissante de sobriété (clients grands comptes, marchés publics, secteurs régulés). Dans certains cas, elle peut même définir un segment de marché à part entière, où la performance environnementale devient un critère de sélection explicite.

Mais dès qu’un critère devient concurrentiel, il attire aussi ses dérives. Le risque de “greenwashing” n’est pas anecdotique : afficher une frugalité sans méthodologie robuste, comparer des métriques non comparables, choisir des périmètres favorables, ou omettre des impacts significatifs peut tromper le marché. L’autre risque est l’opacité. Si une information essentielle (empreinte énergétique, carbone, eau) est détenue par quelques acteurs et indisponible pour les autres, elle devient un avantage décisif, non pas fondé sur les mérites, mais sur l’asymétrie d’information. Dans un secteur déjà marqué par des concentrations (données, compute, distribution), la transparence environnementale devient un enjeu de rééquilibrage.

C’est précisément pourquoi la standardisation progresse, sous différentes formes : référentiels de bonnes pratiques, méthodologies de calcul, outils de mesure, scores comparatifs, obligations de reporting, dispositifs de notation. L’objectif est sain : rendre les impacts comparables, auditables, compréhensibles. Sans standards, chacun raconte sa propre histoire, et le marché ne peut pas arbitrer. Avec des standards, la frugalité peut réellement jouer son rôle : récompenser les solutions sobres, pousser l’innovation dans la bonne direction, et permettre aux acheteurs de choisir en connaissance de cause.

Mais la standardisation elle-même doit être pensée comme un terrain concurrentiel. Si un standard est biaisé, s’il requiert des données auxquelles seuls certains acteurs ont accès, s’il est défini par un petit cercle, ou s’il impose une complexité qui exclut les plus petits, il peut verrouiller le marché au lieu de l’ouvrir. Les processus doivent donc viser la représentativité, la transparence de la gouvernance, la robustesse scientifique, la mise à jour régulière (car le secteur évolue très vite), et la possibilité de tiers de confiance pour vérifier. Il faut aussi éviter que les discussions autour des standards deviennent un prétexte à des échanges d’informations sensibles entre concurrents. Enfin, la coexistence de plusieurs standards peut être bénéfique (innovation, adaptation à différents besoins), mais elle exige une vigilance particulière pour éviter l’alignement stratégique ou les ententes déguisées.

Enfin, pour les acteurs qui opèrent des infrastructures — ou qui dépendent fortement du cloud — il faut comprendre le nouveau jeu de pouvoir. L’accès au réseau, l’accès à une électricité bas carbone stable, l’accès à des zones d’implantation adaptées, et l’accès à l’information environnementale deviennent des facteurs structurants du marché. Dans un monde où la demande IA accélère, ces facteurs peuvent renforcer les leaders… ou permettre l’émergence de challengers frugaux, spécialisés, plus agiles, capables de livrer une IA “suffisamment performante” avec une empreinte radicalement meilleure.

L’IA entre dans une phase où la performance ne se mesurera plus seulement en scores de benchmark, mais aussi en kWh, en tonnes de CO₂, en m³ d’eau et en grammes de métaux critiques. Ce n’est pas une contrainte qui ralentit l’innovation : c’est une contrainte qui la redirige. Les prochaines grandes avancées ne viendront pas uniquement de modèles plus gros, mais de systèmes plus intelligents dans leurs arbitrages, plus transparents dans leurs impacts, et plus compétitifs parce qu’ils auront appris à faire mieux avec moins.Propose plusieurs alternatives de titres au plus près du contenu et sans utiliser le “:”