L’IA au service d’un travail durable

L’Intelligence Artificielle (IA) s’impose aujourd’hui comme le mot-clé incontournable des transformations numériques. Pourtant, sous la promesse d’une révolution salvatrice pour la productivité se cache une réalité beaucoup plus nuancée : des opportunités certaines, mais aussi des angles morts techniques, organisationnels et sociaux qui, s’ils restent ignorés, pourraient entamer la soutenabilité du travail et de l’emploi.

La première nécessité consiste à rappeler ce que l’on entend par « IA ». Il ne s’agit pas d’une entité monolithique douée de raison, mais d’un vaste ensemble d’algorithmes et de systèmes techniques dont le périmètre va de simples moteurs de recherche d’information jusqu’aux agents capables d’exécuter, seuls, des actions décidées à partir de calculs probabilistes . Dans ce paysage, on distingue cinq grandes familles : reconnaissance et analyse, prédiction-diagnostic, recommandation, génération de contenus, exécution autonome. Chacune mobilise des données massives, un apprentissage statistique et une architecture logicielle plus ou moins opaque.

Cette opacité constitue le premier point de vigilance. Lorsque même les concepteurs peinent à retracer la logique interne d’un modèle, comment garantir la fiabilité d’une recommandation médicale ou d’une décision RH ? L’absence de transparence complique la détection des biais sexistes, raciaux ou sociaux contenus dans les données d’entraînement, exposant ainsi les organisations à des erreurs coûteuses ou discriminatoires . D’où l’émergence de l’IA « explicable » : l’enjeu n’est pas seulement technique, il touche au droit du travail, à la responsabilité et à la légitimité des décisions.

Le deuxième angle mort concerne la manière dont on mesure l’impact économique de ces outils. Les approches classiques postulent qu’une technologie se diffuse comme un choc exogène, automate des « tâches routinières » puis redistribue mécaniquement le travail restant. Cette lecture techno-déterministe sous-estime le rôle des choix organisationnels et passe à côté d’un facteur critique : la capacité d’apprentissage de l’entreprise, c’est-à-dire la faculté à transformer l’expérience de terrain en connaissance exploitable . Les données européennes montrent qu’investir dans cette capacité protège mieux l’emploi qu’une seule course à l’automatisation.

À partir de ces constats, quatre leviers apparaissent incontournables pour inscrire l’IA dans une trajectoire soutenable.

D’abord, un dialogue social renouvelé : informer, débattre, négocier l’usage des algorithmes dès leur conception. Sans cette contre-expertise collective, le risque est grand de voir l’IA renforcer des chaînes de décision opaques ou de dégrader l’autonomie professionnelle .

Ensuite, le développement systématique de la capacité d’apprentissage des organisations. Il s’agit de préserver la dimension cognitive du travail, de multiplier les espaces de discussion, de soutenir l’expérimentation encadrée et la diffusion des savoirs entre pairs. Ces pratiques – huit dimensions clés ont été identifiées, de l’autonomie dans les tâches à l’encadrement coopératif – constituent un amortisseur social contre les effets indésirables de l’automatisation .

Troisième pilier : la conduite de projet participative et centrée sur l’activité réelle. Trop de déploiements se font encore « sur étagère », en calquant des normes techniques sur des réalités de travail qu’elles méconnaissent. Impliquer les professionnels dans la définition des besoins, tester in situ, ajuster en continu réduit les coûts cachés (pertes d’expertise, surcharge cognitive, conflits de valeurs) .

Quatrième levier : documenter et partager les expérimentations en situation réelle. Les évaluations purement « laboratoire » montrent souvent des gains spectaculaires, vite démentis dès que l’outil rencontre la complexité d’un service client ou la variabilité d’une chaîne de production. Construire une base de retours d’expérience, ouverte et pluridisciplinaire, devient vital pour réguler le tempo d’innovation, éviter l’hype permanente et ancrer l’IA dans une logique d’amélioration continue .

Ces quatre piliers dessinent une feuille de route : passer d’une IA « pour remplacer » à une IA « pour apprendre ». Le cœur du sujet n’est pas le volume de lignes de code mais la valeur créée : un travail biocompatible, ergo-compatible et socio-compatible, capable de préserver la santé, l’engagement et l’environnement . C’est à cette condition que la boucle vertueuse pourra s’enclencher : une organisation qui apprend mieux conçoit des usages plus pertinents, qui à leur tour nourrissent de nouvelles compétences et ouvrent des marges d’innovation inclusives.

En pratique, cela implique de reconsidérer les indicateurs de succès. Le taux d’automatisation ou la vitesse de déploiement ne suffisent pas ; il faut leur adjoindre des métriques de développement des compétences, de qualité de coopération, de réduction des risques psychosociaux et d’impact environnemental. Dans nombre de scénarios, l’IA n’est pas la solution miracle : une transformation technologique demeure inachevée si elle n’est pas mobilisée pour produire de la connaissance nouvelle .

Reste la question de la régulation externe. Une approche graduée selon le niveau de risque, combinant droit dur, standards techniques et accords collectifs, se développe. Mais elle ne portera ses fruits que si les acteurs de terrain s’en saisissent activement : pas de conformité sans compréhension partagée des enjeux ni sans pouvoir d’agir sur les systèmes .

Finalement, choisir l’IA, c’est choisir le futur du travail. Le débat ne peut se réduire à un arbitrage binaire « emploi détruit ou préservé ». La vraie question est : quelles formes de travail voulons-nous demain ? Les réponses se construiront dans les ateliers de co-conception, les espaces de discussion et les instances de dialogue social, là où l’expertise technique rencontre l’expérience du terrain. C’est dans ce creuset, et non dans la seule puissance des algorithmes, que se forgera une IA réellement au service des personnes et des organisations, garante d’une création de valeur durable et partagée.