Comment libérer le plein potentiel de l’IA ?
La dernière enquête mondiale auprès de plus de 1 200 dirigeants révèle que seuls 5 % des organisations parviennent aujourd’hui à extraire une valeur significative de leurs investissements en intelligence artificielle, tandis que 60 % peinent à transformer leurs dépenses en résultats mesurables. Ces pionniers bénéficient déjà d’une croissance du chiffre d’affaires 1,7 fois supérieure et d’une marge EBIT majorée de 1,6 fois par rapport aux retardataires, illustrant le fossé qui se creuse entre entreprises « future-ready » et suiveuses.
Le phénomène est cumulatif : les gains dégagés sont systématiquement réinvestis dans de nouvelles capacités, ce qui accélère encore l’avantage compétitif. Les plus avancées prévoient, dès cette année, d’augmenter leurs budgets IT de 26 % et de consacrer près des deux tiers supplémentaires de ces enveloppes à l’IA. Dans le même temps, les sociétés en phase d’émergence ou en stagnation déclarent des bénéfices au mieux modestes ; certaines avouent même n’avoir obtenu aucun retour concret malgré des dizaines de cas d’usage pilotes.
L’analyse fonctionnelle montre que 70 % de la valeur potentielle se concentre dans le cœur d’activité : ventes, marketing, chaîne d’approvisionnement, production, R&D. Les projets y touchant la relation client et la planification industrielle génèrent les retombées les plus visibles, loin devant les fonctions support. L’informatique tire toutefois son épingle du jeu : sa part dans la valeur créée a bondi à 13 % en un an, stimulée par la demande d’architectures de données modulaires et d’outils de développement accéléré.
La nouvelle vague d’agents autonomes, combinant capacités prédictives et génératives, change la donne. Déjà crédités de 17 % de la valeur réalisée en 2025, ils pourraient dépasser 29 % à l’horizon 2028. Ces « travailleurs digitaux » observent, raisonnent, planifient et agissent au sein de workflows entiers, sous la supervision d’équipes humaines qui passent d’un rôle d’exécution à un rôle d’orchestration et de garantie éthique.
Les secteurs progressent à des rythmes très disparates. Logiciels, télécoms et fintech dominent, portés par une forte maturité technologique et l’accès quasi généralisé aux outils d’IA générative. À l’inverse, chimie, mode ou construction manquent encore de données structurées et affichent des taux d’adoption limités. D’un point de vue géographique, l’Asie-Pacifique consacre déjà plus de 5 % de ses budgets IT à l’IA, devançant l’Amérique du Nord et l’Europe, et table sur des réductions de coûts plus rapides grâce à l’automatisation.
La clé du succès réside moins dans la multiplication des expérimentations que dans une ambition stratégique pluriannuelle, pilotée au plus haut niveau. Les entreprises leaders traduisent les enjeux business en feuilles de route financées, séquencées et suivies par des indicateurs de valeur (revenu incrémental, réduction de coûts, temps-to-market). Elles pratiquent une gouvernance de copropriété : métier et IT partagent la responsabilité des décisions, évitant l’effet « silo » et l’accumulation de prototypes orphelins.
Sur le plan opérationnel, la priorité n’est plus l’automatisation incrémentale, mais la refonte radicale de quelques parcours à fort ROI. Restructurer, par exemple, le processus d’établissement des devis ou la gestion d’une ligne de production de bout en bout libère des gains supérieurs à la somme d’optimisations ponctuelles. Une marque de cosmétique a ainsi lancé un assistant virtuel beauté déployé sur vingt marchés ; les recommandations hyper-personnalisées ont doublé le retour sur investissement de ses parcours e-commerce et généré plus de 100 M $ de ventes additionnelles.
Cette réinvention suppose une architecture technique flexible : plateforme centrale d’orchestration d’agents, modèles et prompts mutualisés, connecteurs standardisés vers les systèmes existants. Les organisations qui ont internalisé une « AI platform factory » réduisent de moitié leurs délais de mise en production en capitalisant sur des composants réutilisables. À l’inverse, les environnements hétérogènes, fruits d’achats opportunistes de solutions verticales, voient exploser les coûts de maintenance et les risques de sécurité.
La gouvernance responsable devient critique à mesure que les agents gagnent en autonomie. Les leaders définissent des garde-fous clairs : chartes éthiques, contrôles de biais, tests de robustesse, journaux d’audit. Cette rigueur n’entrave pas la vitesse d’exécution ; au contraire, elle lève les freins réglementaires et rassure les métiers quant aux risques de dérive ou d’erreur. Aujourd’hui, près des trois quarts des entreprises reconnaissent encore des failles de sécurité non résolues ; celles qui les corrigent tôt accélèrent le déploiement sans compromis sur la confiance.
L’enjeu humain est tout aussi décisif. Les organisations matures visent l’upskilling de plus de la moitié de leurs effectifs dès l’année prochaine, ménagent du temps dédié à l’apprentissage et associent les salariés à la co-conception des solutions. Dans ces environnements hybrides, la valeur des équipes se déplace vers l’expertise contextuelle, la supervision et la créativité. Les managers deviennent des chefs d’orchestre de portefeuilles d’agents, capables de composer rapidement de nouveaux flux de travail en fonction des objectifs business.
Le cadrage budgétaire évolue, lui aussi. Au lieu de projeter des retours limités aux économies de main-d’œuvre, les directions financières intègrent désormais le potentiel d’innovation, les nouveaux modèles économiques issus de produits ou services « AI-native » et la monétisation des données. Un conglomérat industriel, par exemple, a valorisé à plus de 300 M $ son futur EBIT grâce à une bibliothèque d’agents chargés de planifier la production et d’identifier les défauts.
L’écosystème externe devient un levier incontournable pour capter rapidement les briques technologiques manquantes. Les partenariats avec hyperscalers, éditeurs de plateformes low-code ou startups spécialisées permettent d’abaisser les coûts d’entrée et d’accéder aux meilleures pratiques. Les entreprises qui orchestrent ces alliances sont trois fois plus susceptibles d’avoir déjà des agents en production et de réutiliser modèles et prompts d’un cas d’usage à l’autre.
Face à l’urgence, il s’agit d’appliquer une règle simple : 70 % des efforts doivent porter sur l’humain et les processus, 20 % sur l’architecture technologique, 10 % seulement sur les modèles et algorithmes. La plupart des obstacles identifiés relèvent en effet de la culture, de la gestion du changement, de la clarification de la proposition de valeur. Sans alignement stratégique clair, l’empilement de POC se traduit par une dette « GenAI » difficile à résorber.
Pour les organisations en retard, un plan d’accélération en trois étapes se dessine. Premièrement, engager la direction générale dans un mandat de transformation orienté valeur, assorti d’indicateurs financiers et non financiers publics. Deuxièmement, choisir une poignée de flux opérationnels critiques à réinventer end-to-end, en y intégrant d’emblée gouvernance et mesure d’impact. Troisièmement, industrialiser une plateforme d’agents mutualisable, en s’appuyant sur la réutilisation maximale et sur des standards d’interopérabilité ouverts pour éviter l’enfermement propriétaire.
Chaque mois gagné compte : les avancées exponentielles des modèles rendent le rattrapage de plus en plus coûteux. Les entreprises qui tarderont risquent de se retrouver coincées dans un cercle vicieux — budgets limités, talent en fuite, architecture obsolète — alors que les leaders auront déjà verrouillé leurs positions. À l’inverse, celles qui adoptent dès maintenant une approche structurée, centrée sur la création de valeur et la refonte des modes opératoires, peuvent encore combler l’écart et, demain, rejoindre le club restreint des véritables générateurs de valeur.
