Électricité sous tension l’envers de l’IA
Chaque jour, l’intelligence artificielle gagne un peu plus de terrain : dans nos moteurs de recherche, nos outils de créativité, nos services administratifs ou de santé. Derrière ce vernis d’algorithmes, on oublie souvent l’immense back-office physique qui fait tourner ces calculs – des milliers de centres de données, des fermes de GPU, des réseaux qui ne dorment jamais. Or, cette couche matérielle tend à devenir l’un des nœuds critiques de la transition énergétique française et européenne, tant son appétit en électricité progresse plus vite que celui de n’importe quel autre secteur industriel.
En dix ans, la consommation mondiale des centres de données est passée de 165 TWh en 2014 à 420 TWh en 2024, avec une accélération du rythme de croissance : 7 % par an entre 2014 et 2019, puis 13 % par an entre 2019 et 2024. Si rien ne change, elle pourrait grimper jusqu’à 1 500 TWh par an dès 2030, soit près de trois fois la demande actuelle. La part attribuable aux usages d’IA, encore minoritaire en 2025 (≈ 15 %), franchirait le cap d’un tiers avant la fin de la décennie. Cette progression n’est pas linéaire : elle s’auto-alimente. Chaque nouveau data-center abaisse le coût marginal d’un service numérique, ce qui déverrouille de nouveaux usages – diffusion de modèles génératifs dans les suites bureautiques, assistants conversationnels embarqués, vidéos synthétiques, etc. – qui, à leur tour, justifient l’extension des infrastructures.
Cette dialectique offre-usage est déjà visible en Europe. En Irlande, par exemple, les centres de données absorbent plus de 20 % de l’électricité disponible, dépassant la consommation des zones résidentielles urbaines. À l’échelle du continent, la demande pourrait doubler entre 2023 et 2030 puis quadrupler d’ici 2035, sans que les scénarios de planification nationaux aient réellement intériorisé ce choc. Or l’Union européenne ne dispose pas d’un mix électrique totalement décarboné ; l’atteinte des objectifs climatiques suppose donc de réserver les électrons bas carbone pour les secteurs à fort effet de levier (mobilité, industrie lourde, chauffage), non de les laisser filer vers des services numériques à utilité parfois gadget.
Outre-Atlantique, la tension est traitée autrement : la réponse privilégiée au manque de capacité consiste à raccorder de nouvelles centrales à gaz, considérant la rareté énergétique comme un simple obstacle logistique. Une telle fuite en avant reporte la charge climatique sur les systèmes énergétiques eux-mêmes et alimente une trajectoire incompatible avec la neutralité carbone : les émissions pourraient ainsi culminer à 920 millions de tonnes d’équivalent CO₂ par an, soit le double du budget annuel d’un grand pays européen.
La France n’est pas épargnée. Les raccordements déjà validés atteindront leur pleine capacité vers 2035, moment où ils risquent de se retrouver en concurrence frontale avec l’électrification des transports ou de la chaleur industrielle. Si les annonces récentes se concrétisent, la part des centres de données dans la consommation nationale d’électricité bondirait d’environ 2 % aujourd’hui à 7,5 % en 2035. Rapportée à la seule électricité industrielle, elle pourrait représenter un tiers de la demande totale. Rester sur cette trajectoire reviendrait à compromettre les objectifs de décarbonation du pays avant même que ceux-ci n’aient produit leurs premiers effets.
Face à cet horizon, trois leviers structurants s’imposent. Le premier est la transparence : cartographier l’ensemble des sites, suivre leurs consommations en temps réel et publier ces données dans un format exploitable par les gestionnaires de réseau comme par la société civile. Sans cet observatoire, toute planification énergie-carbone restera théorique. Le deuxième levier est l’instauration d’un plafond de consommation électrique pour la filière, décliné à l’échelle nationale et révisé périodiquement au regard des progrès réels sur l’intensité carbone du mix et sur l’empreinte de fabrication des équipements. Le troisième concerne l’allocation des usages : prioriser les applications d’IA qui présentent un bénéfice collectif net et questionner celles qui se contentent de stimuler la sur-consommation.
À l’échelle de chaque service, la clé réside dans la compréhension des « deux temps » du cycle de vie d’un modèle. L’entraînement, ponctuel mais extrêmement gourmand, a vu son empreinte carbone croître de façon exponentielle ces dix dernières années. L’inférence, elle, est proportionnelle au volume d’utilisateurs ; déployée massivement, elle dépasse en quelques semaines l’impact de l’entraînement. Les déterminants techniques sont connus : nombre de paramètres, type de tâche (la génération d’images est plus énergivore que la classification de texte), profondeur du pipeline, rendement matériel. C’est donc dès la phase de conception qu’il faut agir : compresser les réseaux, privilégier les architectures à faible précision, découper les fonctionnalités pour n’activer que celles qui répondent à un besoin clairement formulé.
Une matrice de décision robuste devrait systématiquement confronter chaque fonctionnalité IA à un budget énergie-carbone de référence. Lorsque les leviers de conception (modèles plus légers, matériel optimisé) et de déploiement (accès restreint, quotas, tarification incitative) ne suffisent pas à respecter ce budget, l’option par défaut devrait être l’abandon de la fonctionnalité ou son remplacement par une solution hors IA. Cette approche, loin de brider l’innovation, oblige à distinguer l’innovation de confort de l’innovation de nécessité.
La réussite de cette mutation ne relève pas seulement des ingénieurs ; elle suppose une gouvernance élargie. Les entreprises hôtes doivent rendre compte de leurs plans de capacité et s’engager sur des trajectoires compatibles avec les scénarios climatiques nationaux. Les pouvoirs publics, de leur côté, ont la responsabilité d’orienter les investissements vers l’efficacité (refroidissement adiabatique, récupération de chaleur fatale, centres de données de proximité alimentés en énergie renouvelable) et de conditionner tout nouveau raccordement à une analyse coûts-bénéfices élargie. Enfin, le débat public ne peut se laisser capter par le seul récit technologique : former des compétences pour la sobriété numérique, c’est aussi réallouer des ressources cognitives aujourd’hui mobilisées par le battage médiatique autour de l’IA.
Il est tentant de considérer la croissance numérique comme inéluctable, « naturelle ». Pourtant, l’histoire énergétique montre que les trajectoires sont toujours le fruit de choix politiques et industriels. C’est précisément dans cette fenêtre 2025-2030 que se joue l’équilibre : soit la filière numérique prouve qu’elle peut croître en s’alignant sur les limites planétaires, soit elle deviendra le maillon faible de la transition, rendant caducs les gains réalisés ailleurs. Aborder le sujet sous l’angle de la sobriété ne signifie pas renoncer à l’IA ; cela signifie l’utiliser là où elle crée de la valeur sociétale sans menacer le budget carbone commun. Cette exigence d’efficacité, longtemps cantonnée aux laboratoires, doit désormais irriguer les feuilles de route stratégiques des opérateurs comme des États.
À court terme, la priorité est donc double : adopter un dispositif de mesure public et contraignant, puis fixer un cap indicatif de consommation qui se décline par type de service et par usage. À moyen terme, l’enjeu sera de coupler ce plafond à des mécanismes de marché et à des obligations d’écoconception, de sorte que le coût du kilowatt-heure virtuel reflète enfin son impact réel. À long terme, on ne pourra éluder la question de la pertinence sociale des calculs exécutés : la neutralité carbone passe autant par l’évitement des calculs superflus que par la quête de rendements toujours plus fins.
Le numérique est souvent vanté pour sa capacité à « dématérialiser » l’économie. Or il matérialise au contraire une partie croissante de nos consommations d’énergie et de ressources. La prochaine frontière de l’IA ne sera pas technique mais politique : il s’agira de montrer qu’une société connectée peut rester dans le cadre planétaire, en arbitrant lucidement entre puissance de calcul et puissance de transformation sociale.
