L’essor des agents IA bouleverse l’entreprise
L’IA agentique, c’est-à-dire des systèmes capables de planifier, d’agir, de mémoriser et d’apprendre de façon autonome, avance aujourd’hui à une cadence qui dépasse le rythme d’adoption des technologies précédentes. Leur potentiel se révèle au moment même où de nombreux dirigeants traversent une « traversée du désert » : les premiers cas d’usage de génération de texte ou de code ont parfois déçu, mais quatre attitudes se distinguent déjà pour sortir de l’ornière : repenser l’ambition, agir avec urgence, préparer l’échelle dès le départ et faire de chaque collaborateur un superviseur d’agents.
Cette accélération s’appuie sur une dynamique d’innovation spectaculaire : le nombre de modèles de langage de pointe a bondi, tout comme la taille et la complexité des tâches que les agents réussissent à accomplir, lesquelles doublent environ tous les sept mois. En parallèle, les coûts d’inférence chutent : pour un grand modèle de 2023 à 2024, ils ont été divisés par dix, ouvrant la voie à des usages intensifs jusque-là impossibles ; le coût par million de tokens, lui, a été réduit de 36 $ à moins de 4 $. L’économie change d’échelle : un grand établissement financier a ainsi confié la modernisation de son patrimoine applicatif à une « usine d’agents » ; cent agents, supervisés par cinq humains, ont divisé par deux délais et dépenses de réécriture de code.
Pour appréhender ces bouleversements, il faut distinguer trois niveaux. Au premier, l’« agentic labor », les agents épaulent une personne : rédaction d’un mémo, compte-rendu de réunion, proposition de clauses contractuelles. Les gains de productivité individuels grimpent à 20-30 %, mais la valeur agrégée reste limitée si l’entreprise ne change rien au processus ; l’adoption stagne faute d’accompagnement.
Le deuxième niveau automatise des tâches ou flux existants. Dans un centre de contacts, par exemple, 60 à 80 % des demandes simples peuvent déjà être traitées de bout en bout par un agent, améliorant simultanément rapidité et satisfaction client. Cependant, ces îlots restent isolés ; sans orchestration globale, les goulots d’étranglement humains subsistent.
Le troisième niveau – le véritable « agentic engine » – réinvente un parcours complet, parfois transverse. Des équipes d’agents gèrent alors la planification financière ou le « lead-to-order », éliminant les transferts manuels et réduisant le coût unitaire de certains processus de 70 à 80 %. À ce stade, l’enjeu n’est plus technologique mais organisationnel : il faut redessiner les responsabilités, la gouvernance et la culture.
Pour industrialiser l’échelle, la plupart des pionniers mettent en place une « factory » dédiée : une équipe centrale qui conçoit, teste et déploie les agents tout en produisant bibliothèques de blueprints, métriques et garde-fous. Sa mission est aussi de prévenir la prolifération anarchique d’agents et d’assurer leur conformité réglementaire. Autre pilier, une plateforme d’observabilité administre le cycle de vie : coûts, performances, droits d’accès et sécurité doivent pouvoir être pilotés finement.
Sur le plan opérationnel, une feuille de route agressive s’impose. La première année vise à casser l’inertie : déploiement massif d’agents personnels, automatisation de processus clés comme la rédaction de rapports ou la validation d’achats, et lancement d’un « phare » qui réinvente un flux complet (p. ex. order-to-cash) avec un objectif d’automatisation > 70 % . Le but est autant d’apprendre que d’économiser jusqu’à 10 % des coûts sur les domaines ciblés.
La deuxième année déplace l’attention vers l’impact P&L. Un premier parcours client atteint 90 % d’automatisation, la quasi-totalité des chaînes de valeur critiques basculent vers des agents, et les modèles fonctionnels hérités – construits sur la transmission linéaire entre départements – commencent à disparaître. On attend alors qu’au moins 75 % des collaborateurs utilisent quotidiennement des agents, certains en orchestrant plusieurs dizaines.
Cette transition bouscule profondément l’emploi. D’ici 2030, jusqu’à 30 % des heures de travail actuelles pourraient être automatisées. Les entreprises doivent donc inventer un modèle hybride humain-agent où l’on promeut de nouveaux rôles : « agent orchestrator », « agent trainer », avec des KPI centrés sur la capacité à piloter un portefeuille d’agents et la qualité des sorties produites. Bilans et budgets devront refléter la bascule des dépenses de main-d’œuvre vers les capacités technologiques.
Au-delà de la technique, la confiance conditionne l’adoption. Les agents doivent expliquer leurs décisions, signaler leurs limites et respecter des cadres éthiques explicites. La transparence algorithmique et la gouvernance des biais ne sont plus des luxes ; sans elles, l’engagement des équipes plafonne et les régulateurs interviennent. C’est aussi la raison pour laquelle les fondations de données méritent d’être consolidées très en amont.
Conçue comme un mouvement à deux vitesses, la transformation conjugue expérimentations rapides et chantiers structurels : tandis que les équipes terrain testent des usages concrets, la direction générale pilote un agenda plus large qui redéfinit la proposition de valeur, les talents, la technologie et la culture. Faute de quoi la multiplication d’agents autonomes pourrait engendrer une « jungle numérique » où se mêlent doublons, dérives de coûts et risques de sécurité.
La pression temporelle est réelle : rester immobile revient à céder la main à des acteurs plus audacieux. Le moment est venu de fixer un cap clair, d’aligner feuille de route et financement, et d’incarner personnellement le changement. À ceux qui hésitent encore face à l’incertitude, rappelons qu’exprimer une vision ambitieuse, investir dans des leaders « IA-ready » et gouverner l’évolution à un rythme soutenu figurent désormais au rang des responsabilités clés du dirigeant.
En définitive, l’IA agentique marque un tournant comparable à l’arrivée d’Internet ou du cloud, mais son impact sur la structure même des organisations sera plus profond : flux redessinés, hiérarchies aplaties, métiers réinventés. Saisir cette vague implique de passer rapidement de l’expérimentation à l’industrialisation, sans sacrifier la rigueur technologique ni l’engagement humain. Ceux qui parviendront à harmoniser agents et talents feront non seulement mieux et moins cher ; ils pourront surtout imaginer des produits, des services et des modèles économiques inaccessibles aux entreprises restées dans le paradigme pré-agentique.
